An introduction to incremental safety
Resilience
Hollnagel, E. (2025). An introduction to incremental safety. www.incrementalsafety.com
Our opinion
Ce mois-ci, la « sécurité incrémentale », le nouveau buzzword proposé par Erik Hollnagel avec un opus assez critique sur les pratiques de sécurité actuelles et les interprétations trop simplistes de sujets complexes, y compris avec les concepts que l’auteur avait proposés jusque-là.
Notre synthèse
Erik Hollnagel, toujours très prolixe dans les métaphores qui ont marqué les esprits dans la gestion de la sécurité, nous propose un nouveau cadrage et un nouveau buzzword pour nous guider sur le chemin de ce qu’il recommande en matière de sécurité.
Ce chemin comprend trois constats :
- reformuler les mauvaises compréhensions de Safety I et Safety II
- abandonner les concepts vides de toute opérationnalité (comme la culture de sécurité)
- et penser la résilience dans une logique incrémentale.
Ainsi, naît un nouveau concept cadre : la sécurité incrémentale.
Premier constat (amer pour l’auteur) : corriger les multiples mauvaises compréhensions installées autour du buzzword précédent de Safety I et Safety II
Avec le recul, les termes « Sécurité I » et « Sécurité II » (Safety I -Safety II) ont alimenté la confusion quant à l’existence éventuelle de plusieurs types de sécurité. Cette confusion a même incité certains (Leveson, 2020), (Aven, 2022) et (Cooper, 2022) à conclure à tort qu’il pourrait également exister une « Sécurité III ».
Erik Hollnagel nous rappelle qu’il ne peut y avoir qu’une sécurité.
La seule définition possible de la sécurité est : « un état dans lequel il y a le moins possible de résultats inattendus et inacceptables ».
Être en sécurité signifie donc être à l’abri ou protégé contre tout préjudice ou blessure, qu’il soit réel (survenant ici et maintenant) ou potentiel (susceptible de survenir à un moment donné dans un avenir prévisible).
La bonne lecture est que Safety I et Safety II représentent différentes façons d’atteindre cet état de sécurité, plutôt que différentes définitions de la sécurité.
Safety I
Safety I se concentre sur les tâches qui tournent mal ou échouent, et les efforts correspondants visent à réduire leur nombre.
Safety II
Safety II se concentre sur les tâches qui se déroulent bien, et les efforts correspondants visent à faire en sorte que davantage de tâches se déroulent bien.
Dans cette logique, Safety I correspond à une approche décrémentale (Hollnagel, 2026), dans laquelle il y a le moins possible de résultats inattendus et inacceptables et à laquelle est accolée, ainsi qu’Erik Hollnagel le rappelle, une vision populaire mais totalement irréaliste du zéro accident.
Safety II recherche un état de sécurité défini comme un état dans lequel il y a autant de résultats attendus et acceptables que possible, d’où une approche incrémentale, correspondant à une culture de sécurité incrémentale. Et Erik Hollnagel de rappeler aussi que la sécurité incrémentale implique l’idéal, tout aussi inaccessible, que tout se passe bien.
Erik Hollnagel insiste donc sur le fait que les deux approches sont bien sûr complémentaires et non antagonistes.
Second constat : sortir du vide conceptuel installé avec le concept de culture de sécurité
La culture de sécurité est un produit utile pour expliquer des problèmes qu’on n’explique plus par l’erreur et les défauts techniques.
L’auteur nous rappelle que le concept est né avec les grandes catastrophes des années 80 (TMI, Bhopal, Challenger…) pour lesquelles les causes « habituelles » (erreur humaine, erreur technique) n’apparaissaient plus suffisantes pour expliquer la survenue de l’accident. Ces catastrophes ont marqué le début de la troisième ère de la sécurité, celle de la gestion de la sécurité, où les défaillances organisationnelles sont devenues l’explication par défaut des accidents.
Rappelons ici que trouver des (nouvelles) causes (explications) aux accidents pour les supprimer renvoie aux travaux historiques d’Heinrich fondés sur trois idées clés :
- Un résultat peut toujours être attribué à une cause spécifique ;
- Il est possible de trouver ou de déterminer quelle était ou est cette cause (à condition de recueillir suffisamment de données et d’y consacrer suffisamment de temps et d’efforts) ;
- L’élimination de la cause empêchera efficacement le résultat de se reproduire.
Pour opérationnaliser la culture de sécurité dans l’entreprise, et s’en servir utilement d’explication, il faudrait, selon Hollnagel, posséder trois types de connaissances :
Connaître sa position actuelle
savoir où l’on se trouve à un moment donné. La connaissance de sa position à deux moments consécutifs est également nécessaire pour mesurer l’évolution ou le rythme des progrès, et donc pour déterminer l’efficacité et l’adéquation des réponses.
Connaître la cible, la destination ou le but
où l’on souhaite être à la fin du voyage.
Connaître les moyens
comment modifier efficacement sa position dans la direction souhaitée et contrôler le rythme.
Erik Hollnagel constate qu’aucun de ces trois objectifs ne peut être atteint en faisant appel à la culture de sécurité comme clé d’explication des accidents.
Connaître sa position est impossible.
La sécurité, comme le risque, est une construction sociale (Searle, 1992). Elle représente un ensemble d’idées partagées par un certain nombre de personnes. La vérité, la confiance et la résilience sont d’autres exemples courants de constructions sociales, car elles n’ont aucune réalité physique évidente. Une construction sociale ne peut être ni mesurée ni comptée. Il n’existe tout simplement aucune unité de mesure de la sécurité, ni de la culture de sécurité, et aucune échelle pertinente n’est concevable. Il y a aussi une autre raison : le paradoxe selon lequel la sécurité est définie par son absence, plutôt que par ce qui se passe lorsqu’elle est présente, comme l’a souligné James Reason. Ainsi, lorsqu’un accident survient, les gens sont prompts à conclure qu’il est dû à un manque de sécurité ou à un manque de culture de sécurité. Or, il est évidemment impossible de mesurer quelque chose qui n’existe pas.
Gérer la trajectoire que l’on veut imposer à la culture de sécurité est une illusion.
On n’a souvent que la connaissance de ce que l’on ne veut pas, et les moyens sont largement absents pour « piloter » la culture. Autant pour les déplacements physiques.
Autant pour les déplacements physiques, comme conduire une voiture sur l’autoroute, on sait bien contrôler la vitesse et la direction car les moyens nécessaires ont été conçus pour être faciles à utiliser, autant rien de comparable n’existe pour un voyage axé sur la culture de sécurité. Les courbes de maturité de la culture de sécurité (l’exemple de la courbe DuPont Bradley) reflètent des jugements sociaux plutôt que des critères opérationnels. Aucune entreprise ne mesure en continu le taux d’accidents du travail qu’elle est censée représenter. Il n’existe pas non plus de seuil ni de limite inférieure ou supérieure pour les quatre stades de maturité proposés. Pour Hollnagel, il s’agit simplement de représentations graphiques attrayantes de l’idée répandue selon laquelle la culture de sécurité évolue en plusieurs phases distinctes, mais aucune d’elles ne prend en charge les trois types de connaissances sus citées.
Enfin, la simplicité reste l’ennemi de la réalité en matière de pilotage de la culture. Quelle que soit la maturité de la culture de sécurité, elle demeure un phénomène multiforme qui ne peut être provoqué et géré par des moyens simples, comme le leadership. Des problèmes triviaux ou simples peuvent éventuellement avoir des solutions triviales ou simples, mais des problèmes non triviaux ou complexes, comme la maturité de la culture de sécurité, nécessitent invariablement des solutions non triviales ou complexes. Proposer une solution simple, comme le leadership, à un problème complexe, comme la maturité de la culture de sécurité, ne simplifie pas le problème comme par magie ; cela garantit simplement que la solution ne fonctionnera pas.
Si l’on devait malgré tout garder le concept de culture de sécurité, il faudrait préférer l’apport d’une culture incrémentale à celui d’une culture décrémentale.
Si la sécurité décrémentale et la sécurité incrémentale désignent les différentes approches visant à atteindre un état de sécurité « où les résultats inattendus et inacceptables sont aussi réduits que possible », les cultures de sécurité décrémentale et incrémentale désignent l’ensemble correspondant d’artefacts, d’hypothèses et de valeurs qui, selon Schein (1992), constituent une culture organisationnelle. Chacune de ces deux cultures pourrait être caractérisée par quelques points clés :
- Pour une culture de sécurité décrémentale, il est important de se concentrer constamment sur les résultats inacceptables, comptabiliser le nombre d’échecs et de résultats infructueux et les publier largement ; se préoccuper des problèmes potentiels à l’avenir, enquêter sur les événements de la manière la plus simple possible, privilégier systématiquement la rigueur à l’efficacité et ne pas chercher à communiquer ou à confirmer les enseignements tirés. En cas de problème, on blâme les personnes impliquées en première ligne.
- Pour développer une culture de sécurité incrémentale, progressive, il est important de faire très différemment : assurer et soutenir un état d’esprit visionnaire – c’est-à-dire l’attitude selon laquelle, avec diligence, chaque action peut en principe conduire à des résultats acceptables. Les travaux réussis doivent être remarqués et répétés : chacun doit s’efforcer de se souvenir de ce qu’il a fait et de le partager avec ses collègues. L’apprentissage porte sur ce qui doit être fait, plutôt que sur ce qui ne doit pas être fait. Le management doit utiliser des messages clairs et encourager un esprit d’initiative commun. Il ne faut pas avoir peur d’essayer de nouvelles solutions, ni oublier d’en informer les autres afin qu’ils sachent à quoi s’attendre. Il faut être rigoureux, agir toujours en fonction des conditions et s’efforcer d’optimiser les ressources et les opportunités et encourager les échanges et le feedback interpersonnels.
Troisième constat : si l’on abandonne le concept de culture de sécurité, la résilience est la seule alternative à rechercher
Pour Erik Hollnagel, la seule alternative viable au concept de maturité de la culture de sécurité est la résilience, définie non pas comme une qualité en soi, mais comme un type de performance caractéristique : « Un système résilient se définit par sa capacité à ajuster efficacement son fonctionnement avant ou après des changements et des perturbations, afin de pouvoir continuer à fonctionner après une perturbation ou un incident majeur, et en présence de contraintes continues. » (Hollnagel, 2008). La résilience va ainsi bien au-delà de la simple capacité à surmonter la fragilité et à s’étendre harmonieusement.
Elle repose sur quatre capacités/piliers systémiques :
La capacité de réaction
Pour gérer quoi que ce soit, ou même simplement pour exister, il est nécessaire de pouvoir réagir à tout événement et de savoir quoi faire et quand le faire. Cela nécessite soit qu’un ensemble de réponses existe déjà (et que les ressources nécessaires soient disponibles), soit qu’une réponse puisse être élaborée avant qu’il ne soit trop tard. L’incapacité à réagir peut être fatale, qu’il s’agisse de deux véhicules en mouvement, de deux initiatives commerciales potentiellement en collision ou d’un incendie de forêt à propagation rapide.
Le potentiel de surveillance
Pour surveiller ce qui se passe et être prêt à réagir rapidement et efficacement, il est nécessaire de savoir quoi observer (signaux, signes et symboles) (Rasmussen, 1983), de savoir où regarder et à quelle fréquence. Ce qui implique de savoir comment surveiller : surveiller trop souvent peut être un gaspillage de ressources, et ne pas regarder assez souvent peut manquer un événement ou un changement important. Bien qu’il soit parfois possible de réagir à des événements imprévus au moment même où ils se produisent, cette stratégie, appelée « lutte contre les incendies », n’est pas viable à long terme.
Le potentiel d’apprentissage
Ni la réponse ni la surveillance ne peuvent ni ne doivent toujours se dérouler de la même manière. Dans la plupart des systèmes, les réponses préparées ou intégrées reposent sur un « travail imaginé », ancré dans un « monde imaginé ». Les exigences et conditions réelles seront toujours différentes de ce qui a été imaginé ou vécu auparavant, principalement parce que les conditions internes ou externes ne sont jamais parfaitement stables. Il est donc inadéquat de toujours réagir de la même manière et de s’appuyer sur les mêmes signaux, signes et symboles. C’est un gain d’efficacité qui se paie par une perte de rigueur. Le seul moyen d’éviter cela est l’apprentissage. L’apprentissage permet à un système (ou à une entreprise) de modifier sa façon de réagir à tout événement ou à toute exigence, en renforçant les réponses efficaces, en apprenant de nouvelles réponses et en supprimant ou en éliminant les réponses inefficaces.
Le potentiel d’anticipation
En repoussant l’horizon temporel considéré habituellement, et en acceptant de considérer des facteurs de déstabilisation de la sécurité.
La conclusion, en forme de conseil de sage de l’auteur
Au-delà de la maturité de la culture de sécurité, il est logique, tant sur le plan pratique qu’éthique, pour la plupart des entreprises d’améliorer leur sécurité, définie comme « un état où les conséquences inattendues et inacceptables sont aussi réduites que possible ». La solution consiste à examiner de plus près les quatre potentiels systémiques décrits ci-dessus et à développer des moyens de les développer, non pas individuellement, mais globalement.
L’approche globale, fondée sur les quatre potentiels systémiques, et donc sur une culture de sécurité progressive, fournit les trois types de connaissances décrits ci-dessus.
Un commentaire de Hervé Laroche, animateur de programmes à la Foncsi
Il est toujours bon de mettre de l’ordre dans les concepts qui se sont développés au fil des années, s’accumulant en se chevauchant et se contredisant parfois. Hollnagel fait le ménage, remet les pots bien en place sur les étagères, et en profite pour en casser quelques-uns. Parmi les pots cassés, il y a la culture de sécurité, chère à la Foncsi et à l’Icsi, ainsi qu’à beaucoup d’autres. Hollnagel oublie qu’il n’est pas le premier à critiquer ce concept. Il y a déjà sept ans, la Foncsi a conduit un examen des fondements de la culture de sécurité et des pratiques associées et en a publié les résultats dans un ouvrage. Si nos analyses rejoignaient certaines des critiques de Hollnagel, la conclusion était cependant plus nuancée et invitait notamment à ne pas jeter le bébé culture avec l’eau du bain de la construction sociale. Il y a une certaine naïveté épistémologique à condamner la culture de sécurité parce que ce concept est une construction sociale, tout en mettant en avant la « résilience » et la « sécurité incrémentale », qui en sont évidemment également ! Certes, les bases de l’idée de résilience peuvent être reliées à des propriétés et des phénomènes physiques, mais lorsque le concept prend une extension aussi large que celle que Hollnagel lui donne, on est bien dans la construction sociale. Idem pour la « sécurité incrémentale ». Quant à la question de la mesure, qui semble obséder Hollnagel, elle n’est nullement le juge de paix qu’il imagine. On peut mesurer des constructions sociales, bien évidemment : les enquêtes d’opinion ne font que ça (mais aussi une grande part des sciences sociales). C’est difficile, indirect, discutable, etc. Mais pas davantage, finalement, que la mesure de phénomènes physiques complexes, qui n’est souvent qu’indirecte, équipée d’instruments eux-mêmes sous-tendus par des théories (soit des constructions sociales...).
Bref, s’il y a beaucoup à prendre dans cet inventaire raisonné proposé par Hollnagel, il n’est pas si définitif qu’il en a l’air. Continuons la discussion sans perdre de vue l’objectif pragmatique d’avoir un impact sur les pratiques des organisations.