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Novembre 2025

Are Employees Safer When the CEO Looks Greedy?


New champions
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Don O’Sullivan, Leon Zolotoy, Madhu Veeraraghavan & Jennifer R. Overbeck

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O’Sullivan, D., Zolotoy, L., Veeraraghavan, M., & Overbeck, J. R. (2025). Are Employees Safer When the CEO Looks Greedy?  Journal of Business Ethics, 198(3), 655-673.

Our opinion

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La recherche du profit est généralement vue comme néfaste à la sécurité. Un dirigeant particulièrement cupide serait naturellement conduit à sacrifier les dépenses de sécurité pour favoriser les rendements financiers. Seul un dirigeant altruiste, soucieux de ses employés, prêterait attention à la sécurité au travail et développerait des politiques ambitieuses dans ce domaine. Mais, dans les affaires des hommes et encore plus dans celles des entreprises, les liens de cause à effet sont parfois complexes et surprenants. La recherche présentée ici soutient de manière convaincante que, selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, un dirigeant est d’autant plus conduit à se préoccuper de la sécurité de ses employés qu’il est connu pour sa cupidité. Cela nous invite à réfléchir sur les raisons qui motivent les investissements en sécurité.

Cupidité et sécurité

Notre synthèse

Dans le monde de la sécurité industrielle, s’il y a une idée qui fait consensus, c’est que, au-delà des dispositions prévues réglementairement, le développement efficace de la sécurité dans une entreprise dépend largement de l’engagement de la direction générale et, au premier chef, de son plus haut représentant. Les experts insistent fortement : il ne s’agit pas seulement d’énoncer que la sécurité est une priorité, mais bien d’allouer durablement des moyens concrets (financiers, humains, etc.) et de soutenir avec constance, dans les décisions prises au plus haut niveau, les choix en faveur de la sécurité. Tout naturellement, on imagine que cet effort d’attention et d’engagement, de la part du dirigeant, ne peut venir que d’une authentique préoccupation pour la sécurité. Quant à cette dernière, il semble évident qu’elle ne peut procéder que d’un souci, tout aussi authentique, du bien-être d’autrui, en particulier celui du personnel de l’entreprise. C’est ainsi que tout le monde, experts, employés, observateurs, et jusqu’au grand public, considère comme allant de soi que c’est dans la dimension altruiste de la psychologie du dirigeant que résident les motivations de ce dernier à favoriser des politiques ambitieuses de sécurité. A contrario, il semble tout aussi évident que l’absence de cette dimension altruiste se traduira pas un désintérêt pour la sécurité, qui aura inévitablement des conséquences négatives sur les politiques et les investissements dans ce domaine, et in fine sur les résultats de l’entreprise dans ce domaine. C’est encore pire quand le dirigeant est connu pour ce qui apparaît comme la figure inverse de l’altruisme : la cupidité, c’est-à-dire une attirance excessive pour l’argent et les biens matériels, pouvant s’exercer au détriment d’autrui. Le dirigeant cupide, ne voyant dans les politiques de sécurité que des dépenses inutiles susceptibles de réduire les rendements de l’entreprise et les siens propres, aurait naturellement tendance à compresser ces dépenses et à privilégier des investissements plus directement lucratifs. 

C’est une idée largement partagée que la psychologie des dirigeants, et plus généralement leurs caractéristiques personnelles, se reflètent fortement dans les stratégies et politiques des entreprises. Pour le grand public, ce lien semble tout simplement conforme au bon sens. Dans l’univers des sciences des organisations, l’idée a été développée sous l’étiquette de « théorie des échelons supérieurs ». La recherche dont cet article rend compte s’inscrit dans cette école, mais d’une manière si particulière qu’en pratique, elle en renverse presque les fondements. En effet, la théorie des échelons supérieurs, tout comme le sens commun, suppose une traduction directe des caractéristiques du dirigeant dans les pratiques et politiques de l’entreprise. La cupidité, par exemple, se traduirait par des décisions allant dans le sens de la cupidité – ici, désinvestissement des politiques de sécurité.

Mais, avancent nos auteurs en s’appuyant sur des travaux en psychologie sociale, les dirigeants sont attentifs à leur image et cherchent à la maîtriser. En cela, ils ne sont pas différents de n’importe quel être humain. Nous sommes tous soucieux de notre réputation. Nous cherchons à comprendre comment les autres interprètent nos comportements et quels jugements ils portent sur nous. Par conséquent, dans nos décisions, nous prenons en compte les réactions anticipées des autres personnes ou groupes qui sont importants pour nous. Notre comportement est donc le résultat conjoint de notre psychologie et des anticipations que nous faisons sur les réactions d’autrui. De ce point de vue, les dirigeant, qui sont particulièrement observés, doivent prêter attention à une grande variété de publics : employés, syndicats, clients, investisseurs, presse, parties prenantes diverses, jusqu’au grand public pour ceux des très grandes firmes.

Les auteurs de cette recherche avancent alors l’idée que les dirigeants cupides – mais pas stupides – seraient particulièrement soucieux d’éviter de se retrouver exposés à des jugements négatifs et à des contestations en cas d’évènement négatif, tel que des accidents graves touchant les employés de leur entreprise. En effet, conscients de leur image négative, ils anticiperaient (correctement, selon la recherche) que la responsabilité de cet évènement leur serait attribuée en raison de leur cupidité, selon le raisonnement de bon sens exposé plus haut. Du fait de la cupidité avérée, l’évènement négatif serait interprété comme le résultat d’un comportement négligent ou malveillant de leur part. Outre les conséquences immédiates à l’encontre de l’entreprise, cette réaction du public pourrait conduire à leur renvoi, affecter leur réputation et nuire à leur carrière.

Par un renversement contre-intuitif, c’est donc en raison même de leur cupidité que ces dirigeants seraient spécialement attentifs à éviter les évènements négatifs de sécurité et par conséquent, à promouvoir et soutenir des politiques ambitieuses dans ce domaine.

Ce raisonnement est testé empiriquement en examinant les résultats de sécurité au travail de plus de 16 000 établissements appartenant à 629 entreprises états-uniennes sur la période 2002-2011. Ces résultats ont été ensuite mis en relation avec les données relatives aux dirigeants de ces entreprises appartenant à l’index Standard & Poor’s 1500. La cupidité des dirigeants a été mesurée par une variable composite agrégeant trois mesures différentes du caractère excessif de la rémunération de ces dirigeants. Impossible ici d’entrer dans les détails techniques, mais il est important de garder à l’idée que cette variable est relative : il s’agit de distinguer, parmi ces dirigeants, ceux qui gagnent « plus », voire « trop », relativement aux autres, et non de juger dans l’absolu du niveau des rémunérations des chefs d’entreprise.

Les analyses statistiques confirment l’hypothèse des chercheurs : les entreprises ayant à leur tête des dirigeants cupides ont des résultats supérieurs en matière de sécurité au travail. Les chercheurs ayant étudié et exclu d’autres mécanismes pouvant expliquer cette corrélation (comme l’hypothèse que les dirigeants cupides seraient davantage enclins à punir les salariés qui signalent des incidents), on peut conclure que la cupidité a un effet positif sur la sécurité. L’interprétation en termes d’anticipation des imputations de responsabilité en cas d’accident est validée par une étude qualitative parallèle auprès de dirigeants et de cadres de haut niveau, qui confirme que c’est la crainte de reproches véhéments attribuant les accidents à la cupidité du dirigeant qui pousse ces derniers à s’impliquer fortement dans la sécurité au travail.

Deux tests supplémentaires, enfin, viennent à l’appui de la thèse proposée. Empiriquement, il apparaît que si les dirigeants cupides ne sont pas exposés à des sanctions directes parce que, en raison de la situation de gouvernance de l’entreprise, ils sont à l’abri d’un renvoi, les résultats de sécurité restent médiocres. Peu préoccupés par les conséquences, pour eux-mêmes, d’accidents graves, ces dirigeants ne soutiennent pas les politiques de sécurité. À l’inverse, les dirigeants cupides de firmes offrant des produits de grande consommation semblent encore davantage concernés : leurs entreprises ont des résultats excellents en matière de sécurité. Cela s’explique par le fait que les consommateurs sont une partie prenante cruciale, susceptible de réagir très négativement en cas d’évènement négatif.

 


Un commentaire de Hervé Laroche, animateur de programmes à la Foncsi

Après avoir souligné les vertus de l’engueulade, la Foncsi met en lumière les vertus de la cupidité. Cela peut paraître audacieux, voire incongru, au regard de ce que nous tenons pour vrai, et mettons en pratique, dans le domaine de la sécurité industrielle. Mais il est toujours bon de réexaminer nos certitudes, surtout en ces temps incertains, sinon troublés, qui remettent en question bien des fondements du modèle classique de la sécurité. Une analyse stratégique en cours, intitulée les « Nouveaux champions de la performance sécurité », suggère que, sous certaines conditions, des performances sécurité de très bon niveau peuvent être produites dans et peut-être même par des environnements organisationnels bien éloignés des préceptes habituels. Oui, des causes peu aimables (ici, la cupidité) peuvent avoir des effets positifs, tout comme, à l’inverse, de « bonnes » causes peuvent avoir des effets pervers. L’impératif de sécurité implique de savoir démêler ces enchaînements pour les exploiter au mieux, en fonction des contextes et des circonstances.

Doit-on pour autant tirer de cette recherche qu’il est intelligent de recruter des dirigeants cupides plutôt qu’altruistes ? Voire, qu’il est pertinent d’alimenter la cupidité des dirigeants en les surpayant ? Ce serait oublier que l’effet surprenant ici mis en lumière dépend d’un contexte spécifique : pour que la cupidité conduise au souci de sécurité, il faut que le dirigeant craigne l’accident et ses conséquences pour lui-même, qu’elles soient directes (responsabilité juridique), ou indirectes (impact sur des dimensions de la performance de l’entreprise qui affectent sa rémunération, son statut ou son image). Il faut donc un environnement social et institutionnel qui soit susceptible de sanctionner durement l’évènement grave, et que cette sanction concerne au premier chef le dirigeant. Un conseil d’administration impitoyable, des clients mécontents, des parties prenantes sourcilleuses, une opinion publique mobilisable, une justice rigoureuse et juridiquement armée : voilà les conditions dans lesquelles le dirigeant cupide mais lucide sera incité à se prémunir contre la menace d’une sanction en consentant des efforts pour prévenir l’accident. Si la menace n’est pas crédible, la cupidité première reprendra le dessus.

Enfin, il faut que le dirigeant soit lucide. Ceci est trop facilement tenu pour acquis par les auteurs de cet article. La cupidité, mais aussi le pouvoir, l’ambition, le narcissisme et plus généralement ce qu’on désigne par le terme d’hubris, ainsi que le biais cognitif qui conduit à négliger les risques de pertes graves à long terme si l’on peut s’attendre à des gains faciles à court terme, tout cela peut produire de l’aveuglement et fausser les anticipations et les jugements sur les conséquences des évènements, les réactions des parties prenantes ou la crédibilité des sanctions. Et cet aveuglement est d’autant plus fort et durable qu’il prend souvent une dimension collective, soit au sein du groupe dirigeant, isolé du reste de l’organisation et parfois même du monde social ordinaire, soit au niveau de l’organisation tout entière lorsque celle-ci développe et reproduit une culture ignorante des questions de sécurité.